Les rats
Tuer un zombie, puis le suivre jusqu’à son contrôleur. Ça paraissait simple. Ou ça le deviendrait, quand on aurait trouvé un zombie à tuer.
Jeremy décida d’attendre jusqu’à la nuit tombée avant de retourner dans la zone industrielle où on avait découvert Rose. Visiblement, elle se sentait bien là-bas, alors elle risquait d’y retourner. Même si on n’y trouvait pas de zombie, on était convaincus que l’un d’eux finirait par me retrouver, moi.
En attendant, Jeremy et Antonio allaient retourner dans la maison de Shanahan, cette fois à la recherche d’indices concernant l’endroit où il aurait pu aller. Clay, Nick et moi allions rendre visite à la personne susceptible d’avoir des contacts avec lui – sa secrétaire.
Pendant qu’Antonio et Nick prenaient une chambre et défaisaient leurs bagages, j’aidai Jaime à faire pareil. Elle avait déjà réservé une chambre, mais elle se trouvait deux étages en dessous des nôtres, alors Jeremy insista pour qu’elle en change et se retrouve au même niveau que nous. Ce fut facile ; avec l’histoire du choléra, le manager nous apprit que la moitié des réservations avaient été annulées et que nombre des clients actuels avaient décidé de raccourcir leur séjour.
Clay ramena les bagages de Jaime, qui se trouvaient jusqu’alors dans notre chambre, puis nous laissa. Du moins, il fit semblant de partir, mais je savais qu’il resterait à proximité, sûrement dans le couloir.
Dès que la porte se referma derrière Clay, Jaime se laissa aller contre le mur.
— Je me suis conduite comme une conne, hein ? gémit-elle.
— Comment ça ? dis-je en me baissant pour ouvrir sa valise.
— Laisse, je vais m’en occuper. On dirait que tu vas avoir une journée bien remplie. Assieds-toi tant que tu le peux.
En me voyant hésiter, elle prit la valise et me chassa d’un geste en direction du lit.
— J’ai vraiment l’intention de donner un spectacle à Toronto, dit-elle en sortant sa trousse de toilette. Ce n’était pas un mensonge.
— Je n’ai jamais…
Elle me lança un regard oblique.
— Oh, allez ! Je me pointe avec une excuse foireuse comme quoi je veux inspecter des salles de spectacle, et la première chose que vous vous êtes tous dite, c’est « Ouais, c’est ça ». Mais c’est vrai. J’ai l’intention de me produire ici cet hiver et il faut que je vérifie ces endroits. Je me suis dit que ce serait le bon moment pour le faire puisque ça me permettrait en plus de vous aider. Vous tous, pas seulement Jeremy, ajouta-t-elle en me lançant un autre rapide coup d’œil.
— Je ne crois pas que tu sois venue ici à cause de Jeremy.
— Eh bien, tu es bien la seule. (Elle soupira en suspendant une robe dans l’armoire.) Je veux vous aider, vraiment, mais si ça avait été quelqu’un d’autre, est-ce que j’aurais sauté aussi vite dans l’avion ? (Elle secoua la tête et sortit une chemise de sa valise.) J’essaie de surmonter ça. C’est humiliant.
— Être attiré par quelqu’un, ça n’a rien d’humiliant.
Elle me dévisagea d’un air dubitatif.
— Et trébucher chaque fois que je le vois ? Avoir la langue qui fourche chaque fois que je lui parle ? Depuis trois longues années ? Sans qu’il m’ait jamais montré qu’il est un tant soit peu intéressé ?
— Avec Jeremy…
— Je ne peux pas m’attendre aux signes habituels, je sais. Mais il sait ce que je ressens, c’est obligé. Bon sang, tout le monde le sait !
— Si tu me laissais lui poser la question…
Elle agita frénétiquement les mains.
— Oh, mon Dieu ! Arrête de suggérer ça, sinon je risque de craquer et de te dire d’y aller. Tu imagines ? C’est du niveau CM2, quand tu demandes à une copine de passer un mot à un garçon pour lui demander s’il t’aime bien.
— Ce ne serait pas…
Elle soutint mon regard.
— Je t’en prie, ne fais pas ça. Je ne joue pas, là, je ne fais pas semblant de te décourager en espérant qu’en réalité tu vas le faire. Il y a deux ans, j’aurais peut-être accepté. Mais, là… (Elle contempla la chemise qu’elle était en train de replier.) Je commence à me dire que, peut-être, Jeremy et moi, on peut encore être amis. Ça sonne comme un cliché, mais ce n’est déjà pas si mal.
Elle prit une profonde inspiration, puis secoua fermement la tête et suspendit la chemise à son tour.
— Dès que je dépasse la phase où je deviens rouge comme une collégienne quand je le vois, je vais mieux et j’arrive à lui parler. Mieux encore, il m’écoute. Et, parfois même, il me répond, ajouta-t-elle avec un petit sourire.
— C’est bon signe. Jeremy est très doué pour écouter. Mais pour parler ? Pas si c’est trop intime.
— Je sais. Si tu savais de quoi je lui parle… (Elle empoigna un lot de chemises, les mains légèrement tremblantes.) Je lui raconte des trucs dont je ne parle jamais à personne. Quand je suis avec lui, j’ai l’impression de ne pas être obligée d’être…, je ne sais pas, mon double du show-biz. (Elle me sourit.) Qui sait, peut-être qu’un jour, j’arriverai à le faire changer d’avis. En attendant, ça ne fait rien.
J’aurais voulu l’aider. Vraiment. Deux ans plus tôt, je ne l’avais pas vraiment encouragée. Je l’aimais beaucoup, mais elle ne me paraissait pas être une bonne partenaire pour Jeremy. Je n’étais toujours pas sûre qu’elle le soit, mais j’estimais désormais qu’elle méritait une chance de le découvrir.
Quand Jaime eut fini de défaire ses bagages, elle s’en alla visiter des salles en vue de son futur spectacle. Clay, Nick et moi, on se prépara pour notre visite au bureau de Shanahan. Le ou la secrétaire refuserait certainement de dire à des étrangers où il se cachait, mais il ou elle se laisserait peut-être convaincre de divulguer quelques détails à un couple de yuppies qui attendait son premier bébé et qui cherchait à faire un très gros investissement pour assurer l’avenir de l’enfant.
— Je vais jouer le rôle du mari et futur papa, annonça Nick en entrant dans la chambre.
— Ah ouais ? dit Clay. Ben, je ne veux pas compliquer les choses, mais pourquoi le vrai mari et futur papa ne jouerait-il pas ce rôle-là ?
— Ça ne marchera pas. Tu ne corresponds pas au rôle. Tu ressembles juste à un acteur engagé pour jouer ce rôle.
Clay laissa échapper un bruit impoli et attrapa son portefeuille sur la table de nuit. Je me tournai vers lui.
— Depuis quand tu veux bien jouer un rôle, de toute façon ? Si tu en as envie, super, mais si c’est juste pour te plaindre de…
— C’est bon, dit Clay. Mais je ne vois pas en quoi il a plus l’air d’être ton mari que moi.
— Il n’en a pas l’air, répliquai-je. Mais si on est sur le point d’avoir notre premier bébé et si on va voir Shanahan pour obtenir des conseils sur un investissement, on doit avoir l’air et jouer le rôle de yuppies. Nick le peut. Je le peux. Toi… c’est impossible. Et tu détesterais essayer. Alors arrêtons de nous disputer. On doit encore faire un peu de shopping. Je n’ai que deux tenues de rechange, et aucune qui convienne à la cliente d’un banquier d’affaires. (Je ramassai mes lunettes de soleil, puis regardai de nouveau Clay.) Oh, en parlant de déguisement, n’oublie pas de prêter ton alliance à Nick.
— Je dois vraiment la porter ? s’étonna Nick. Si je porte une alliance et pas toi, tu ne crois pas que ça va paraître…
Il s’interrompit lorsque son regard se posa sur ma main. Il s’en empara et souleva mon annulaire, où brillaient à la fois mon alliance et ma bague de fiançailles. Pendant des années, j’avais porté cette bague par intermittence, mais elle ne me quittait plus depuis cinq ans, pour montrer à Clay que j’avais décidé de rester.
Quant aux alliances, s’il portait la sienne depuis quinze ans, pour montrer qu’il se considérait comme un homme marié – que ça me plaise ou non –, la mienne était toujours restée dans son écrin d’origine.
— Quand as-tu commencé à la porter… ? commença Nick.
— Quand je suis tombée enceinte. Mais je vais peut-être devoir la retirer bientôt, elle commence à être trop petite.
— Ah. (Nick sourit et laissa retomber ma main.) Tu ne voulais pas te balader avec un ventre rond sans alliance. Je prends les paris pour savoir avec quelle rapidité tu l’enlèveras après la naissance du bébé.
Je tendis la main vers la poignée de la porte.
— Je ne l’enlèverai pas.
Clay me devança et ouvrit la porte pour moi. Nick s’interposa et la referma.
— Oh, là ! Attendez une seconde ! Tu vas continuer à la porter ? Même après la naissance du bébé ?
— Quoi ? Tu crois que je suis prête à avoir le bébé de Clay, mais pas à porter son alliance ? (Je souris à Clay.) On envisage même de rendre la chose légale.
— Qu… quoi ? Vous marier ? Qu’est-il arrivé à celle qui disait « Pas dans cette vie, pas moyen, jamais ! » ?
— J’ai dit ça, moi ?
Clay rouvrit la porte.
— Plus d’une fois.
— Merde.
— Mais je ne t’obligerai pas à tenir parole.
— C’est gentil de ta part.
— Attendez une seconde ! répéta Nick. Quand est-ce que tout ça… ?
On claqua la porte pour couvrir ses paroles et on remonta le couloir.
La secrétaire de Shanahan ne lâchait rien, mais lorsqu’on laissa entendre que nous allions investir ailleurs, elle avoua qu’il appelait tous les jours pour vérifier ses messages. On lui donna mon numéro de portable et celui de Nick. Si Shanahan était bien le contrôleur des zombies et celui qui leur avait donné l’ordre de me kidnapper, quand la secrétaire lui annoncerait qu’il avait reçu la visite d’une blonde enceinte, désireuse de lui parler, il ferait peut-être le rapprochement. Voire à coup sûr. Tant mieux. Avec un peu de chance, il ne résisterait pas à l’envie de me donner rendez-vous pour me mettre la main dessus.
La fouille de la maison de Shanahan par Jeremy et Antonio ne nous donna aucun indice concernant l’endroit où il se trouvait. Ils rassemblèrent quand même quelques pistes, comme l’adresse de son ex-femme, les restaurants qu’il aimait fréquenter, le nom de son club de golf et autres détails. Bien sûr, un type en cavale ne risquait sans doute pas de passer à son club pour faire une partie mais, faute de mieux, Jeremy et Antonio iraient y faire un tour le lendemain.
Après le dîner, la Meute se dirigea vers la zone industrielle où on avait découvert Rose, la première fois. Le crépuscule n’était pas encore là, mais le coin était suffisamment désert pour qu’on n’ait pas besoin d’attendre la tombée de la nuit. Jeremy voulait aussi qu’on essaie de retrouver Zoe au Miller. Elle n’avait pas appelé, peut-être parce qu’elle n’en avait pas l’intention ou parce qu’elle n’avait retrouvé aucun souvenir, mais elle était désormais notre meilleure source d’informations sur la famille Shanahan. Cependant, avant toute chose, on allait traquer Rose.
On retrouva facilement sa piste. Il y en avait même tout un tas, si emmêlées que c’était difficile de déterminer si l’une d’entre elles était récente.
Pour démêler tout ça, Jeremy nous répartit en deux équipes et nous assigna, Nick, Clay et moi, à l’ouest de la zone.
La deuxième piste olfactive que l’on suivit nous amena jusqu’à une porte sur le côté d’un bâtiment où étaient placardées de nombreuses affiches jaunies et racornies annonçant l’ouverture prochaine du Club Vertigo. Un seul coup d’œil à l’édifice, avec ses fenêtres condamnées et ses fissures en étoile au niveau des fondations me suffit pour prédire aux propriétaires pleins d’espoir que leur rêve ne verrait jamais le jour, enterré sous une montagne de devis d’entrepreneurs. Mais peut-être n’étaient-ils pas aussi naïfs et enthousiastes qu’il y paraissait. L’ouverture d’un club était une arnaque idéale pour déplumer de jeunes investisseurs.
Clay s’arrêta devant la porte, puis se pencha pour renifler le sol.
— J’ai une piste en sortie aussi, annonça-t-il. Elle est venue et elle est repartie.
Je regardai autour de moi pour m’assurer qu’il n’y avait personne d’un côté et de l’autre de la ruelle, puis je m’accroupis et reniflai à mon tour.
— Plus d’une fois, ajoutai-je.
— C’est peut-être sa cachette, suggéra Nick. On peut entrer ?
Clay répondit avant moi.
— On devrait d’abord aller chercher Jeremy et Antonio.
— Je n’aurais jamais cru t’entendre dire ça un jour, dit Nick.
— Vaut mieux être prudent, ces temps-ci.
Nick me regarda – ou plutôt il regarda mon ventre –, puis il acquiesça.
— Je cours les chercher.
On resta sur le seuil jusqu’à ce que nos yeux s’habituent à la pénombre. La seule source de lumière provenait des rayons de lune qui filtraient à travers les planches clouées aux fenêtres. Même après que nos yeux se furent ajustés, on ne distinguait guère plus que des ombres.
— Tu crois qu’on devrait muter ? chuchotai-je à Jeremy.
Il scruta l’intérieur du bâtiment.
— Pour l’instant, je pense que ce sera plus facile de fouiller les lieux comme ça.
— On se sépare, alors ?
Jeremy hocha la tête.
— On reste au rez-de-chaussée. Vous trois, vous prenez le côté nord. On se retrouve ici quand vous aurez fini.
La fouille démarra lentement. L’odeur de Rose saturait l’endroit. Les différentes pistes qu’elle avait laissées se croisaient à l’entrée et au sortir de chaque pièce, et il y en avait beaucoup, des pièces. De l’extérieur, le bâtiment ressemblait à un entrepôt, mais il abritait un labyrinthe de petits boxes, comme s’il avait été reconverti en immeuble de bureaux avant son déclin. On n’aurait pas pu fouiller les lieux sous notre forme de loups. Vous avez déjà essayé de tourner une poignée avec les dents ? Je vous garantis que c’est le bordel.
On arriva devant une porte fermée où de nombreuses pistes olfactives recouvraient le sol. Je montai la garde tandis que Nick ouvrait la porte à la volée et que Clay se jetait à l’intérieur.
J’entendis un juron étouffé. Nick et moi, on se précipita tous les deux au secours de Clay. Mon pied heurta une planche pourrie, et je trébuchai vers l’avant. Nick plongea aussitôt vers moi et Clay se retourna, mais je me tordis la cheville et tombai à genoux avant que l’un des deux ait pu me rattraper.
En tombant, je soulevai un nuage de poussière qui déclencha chez moi une crise d’éternuements. Je pressai mes mains sur ma bouche et mon nez pour l’enrayer.
Clay s’agenouilla à côté de moi.
— Ça va ?
— Je suis juste maladroite. Et, malheureusement, je ne peux même pas mettre ça sur le compte de ma grossesse. (Je ravalai un éternuement imminent.) Maintenant que j’ai alerté ceux qui se cachent peut-être ici…
Quelque chose siffla à côté de moi. Je me retournai et vis un rat, debout sur ses pattes arrières, qui montrait ses crocs. Généralement, lorsqu’ils sentent un loup-garou pour la première fois, les animaux prennent la fuite, mais les rats des villes perdent parfois leur peur naturelle des prédateurs. Celui-ci ouvrit la gueule pour siffler de nouveau. Le coup de pied de Clay le chopa en pleine poitrine et l’envoya s’écraser contre le mur du couloir, derrière nous.
— But ! s’exclama Nick.
Clay ne fit qu’esquisser un sourire.
— Tu n’as jamais beaucoup aimé les rats, pas vrai ? reprit Nick.
— C’est de la vermine infestée de microbes, répondit Clay. Pire que des charognards. Il y en a partout, regardez. Il doit y avoir un nid.
Un autre rat jeta un coup d’œil par la porte entrouverte, le museau frémissant. Puis, il attaqua. Clay lui botta le cul et l’envoya dans le mur à côté de son congénère.
— Le prochain est à moi, exigea Nick.
— Désolé, les gars, dis-je en me relevant. Ça a l’air marrant de shooter dans des rats comme ça, mais on…
Je m’interrompis et reniflai. Un autre rat apparut sur le seuil. Nick prit de l’élan. Je m’élançai et rejetai le rat dans la pièce, puis claquai la porte.
— Eh, pourquoi il n’y a que Clay qui ait le droit de shooter dans les rats ? protesta Nick.
Clay haussa les épaules.
— Moi, ce n’est pas de la cruauté envers les animaux, c’est juste ma nature. Toi, tu n’as pas d’excuse.
Nick postillonna et tenta de faire un croche-pied à Clay. Ce dernier lui attrapa le pied et faillit le faire tomber à la renverse, mais je le retins.
— Dites, les mecs, vous voulez vraiment que Rose nous entende, si elle est ici ? J’ai fermé la porte parce qu’il y a un truc qui cloche chez ces rats. Vous ne sentez donc rien ?
Nick secoua la tête, mais Clay se rendit jusqu’au mur et s’accroupit pour renifler les cadavres. Il fit la grimace.
— C’est de la vermine infestée de microbes, comme je le disais. (Il renifla de nouveau.) C’est quoi, ça ?
— Je ne sais pas, mais…
Le plancher grinça dans le couloir. Clay articula un « merde » silencieux. Nick tendit instinctivement la main vers la porte la plus proche – celle du nid de rats, mais s’arrêta avant qu’on soit obligés de protester.
Jeremy et Antonio apparurent au détour du couloir.
— Vous avez trouvé quelque chose ? chuchota Antonio. On a cru entendre des bruits de bagarre.
Je lui tournai le dos pour lancer un regard noir à Clay et à Nick, mais me contentai de répondre :
— Clay a trouvé un nid de rats malades. Ça nous a fait sursauter. Désolée.
Jeremy s’agenouilla à côté des deux rats morts.
— Ils sentent la maladie. Mais laquelle ? demandai-je.
— Rien que je puisse identifier. Tu as dit qu’il y a…
Des griffes grattèrent la porte fermée, que Jeremy désigna d’un air interrogateur. Je hochai la tête. Il nous fit signe de reculer, puis entrouvrit légèrement la porte et se pencha pour mieux voir.
De minuscules crocs et griffes apparurent dans l’entrebâillement. À côté de moi, Clay se tendit et se balança sur la pointe des pieds, prêt à bondir au cas où le rongeur réussirait par extraordinaire à se faufiler dans l’ouverture d’un centimètre. Au bout d’un moment, Jeremy referma la porte et se tourna vers nous.
— Je vais entrer là-dedans pour mieux voir.
Jeremy fit signe à Clay de se tenir juste devant la porte, pour repousser les rats, puis ordonna par gestes à Antonio et à Nick de monter la garde à chaque extrémité du couloir, au cas où Rose se trouverait encore dans le bâtiment. Pour ma part, je servis de renfort à l’odorat de Jeremy… mais en restant dans le couloir.
Clay ouvrit la porte à la volée et botta le cul du premier rat qui se jeta sur lui. Les deux suivants reculèrent en sifflant et en claquant des dents. De là où j’étais, j’entraperçus l’intérieur de la petite pièce, avec une couverture et quelques cartons. Les hommes firent deux pas à l’intérieur, puis, d’une tape sur l’épaule, Jeremy ordonna à Clay de battre en retraite. Un dernier coup de pied, un dernier couinement, et Clay fit mine de refermer la porte, mais Jeremy l’en empêcha.
— C’est quoi, ça ? demanda-t-il en désignant le sol. Attends, retiens-les, que je puisse attraper…
Clay se précipita et ramassa ce qu’il y avait par terre, quoi que ce puisse être.
— Ou tu peux aussi le faire pour moi…, commenta Jeremy tandis que Clay ressortait et claquait la porte derrière lui.
— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je.
Clay brandit ce qui ressemblait à une saucisse cocktail à moitié mâchonnée. Puis l’odeur me frappa de plein fouet.
— Un doigt, dis-je avec un petit frisson. Un doigt rongé. Est-ce que ce n’est pas… ? (Je luttai contre ma révulsion et inspirai profondément.) C’est à Rose.
— Tu crois qu’elle s’est fait bouffer par les rats ? demanda Nick. (En nous voyant tous nous tourner vers lui, il écarta les bras.) Quoi ? Elle pue la chair en décomposition, pas vrai ? Et les rats sont des charognards.
Jeremy secoua la tête.
— Je pense que c’est la décomposition qui a provoqué la perte du doigt, pas les rats.
— Alors… elle tombe en morceaux ? demandai-je.
— Les extrémités sont sans doute les premières à tomber.
— J’aurais naturellement envie de dire « beurk », mais c’est peut-être à notre avantage. Si elle tombe en morceaux, est-ce que ça compte comme « définitivement morte » ?
— Avec la chance qu’on a, je parie que non, répondit Clay. On devrait peut-être garder ça, au cas où il faudrait réunir et rassembler tous les morceaux avant de pouvoir refermer le portail.
— Non, on n’a pas envie de se faire arrêter avec des morceaux de cadavre cachés sur nous, répondit Jeremy. Et dès qu’on sera à proximité d’un lavabo, je veux que tu te laves les mains – bien comme il faut.
Je remontai le couloir en marchant à côté de Jeremy.
— Tu as réussi à identifier la maladie de ces rats ?
— Pas à l’odeur, mais les rats étaient porteurs de plusieurs maladies il y a cent ans, qu’on ne voit plus beaucoup maintenant.
— Tu crois que c’est ça le problème ? Comme pour le choléra et la syphilis de Rose ? Encore une saloperie que j’ai laissé sortir du portail.
— Ce n’est pas ta faute, Elena. Il n’y a pas grand-chose que l’ère victorienne puisse nous jeter à la figure qu’on ne soigne pas aujourd’hui.
— Jusqu’ici…, dis-je. Mais si la prochaine…
— Si on arrive à refermer ce portail, il n’y aura pas de « prochaine ». Concentrons-nous là-dessus, à commencer par trouver un zombie qui puisse nous mener au contrôleur. (Jeremy s’arrêta pour regarder autour de lui.) On va se séparer ici. Je doute que Rose soit dans le bâtiment, mais elle va peut-être revenir.